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LIÈVRE SAUCE "CARDINAL'

 

                C'était au temps des 2CV Citroën et des prêtres en civil Le Père D... titulaire du chapitre d'une paroisse proche de Neuvy-Grandchamp, mais située dans le canton voisin fut un des précurseurs des curés sans soutane. Non pas qu'il l'ait jetée aux orties, mais ayant été un des premiers de la région à mettre en application la toute récente autorisation du Saint-Siège.


                Ce jour-là, le Père D était allé rendre une visite amicale à son homologue de Neuvy-Grandchamp et, au volant de sa Citroën, il rentrait benoîtement, comme il se doit pour un homme de Dieu, vers sa paroisse, traversant pour ce faire les bois qui longent la route de Neuvy à la Motte-Saint-Jean. Il commençait à faire nuit, juin avait fleuri ses digitales tout au long des talus, de fraîches odeurs de ce début d'été entraient par la vitre ouverte du véhicule, subtil mélange de fougères, de tanin et d'humus. Le bras sur la portière, les phares allumés, notre bon prêtre appréciait à sa juste valeur tous ces bienfaits que le ciel lui avait octroyés en cette belle journée : cet après-midi chaleureux passé avec son ami, le repas simple, mains néanmoins délicieux, que la gouvernante de ce dernier leur avait cuisiné ; oh, presque rien ! du vin de sa petite vigne et quelques... autres gourmandises ; ce n'était pas un péché Seigneur !


                Tout allait donc pour le mieux et dans le meilleur des mondes possibles. Notre brave curé pensait déjà au sermon prochain qu'il allait adresser à ses paroissiens du haut de sa chaire, les mettant en garde contre les déviances en la foi vers lesquelles peuvent conduire les excès de toute nature en particulier ceux de la table ! Soudain, ce fut l'inévitable catastrophe ! Là, du fossé de gauche venait de bondir sur la route dans le faisceau jaune des phares, un superbe animal, immédiatement identifié comme lièvre par le Révérend Père. Il allait traverser, aveuglé par les projecteurs. Non, il faisait demi-tour ! Hélas, ce soir là Saint-Christophe devait être occupé ailleurs. Le Père D..., hasard malheureux, donnait juste au moment du repli stratégique de l'animal un violent coup de volant à gauche, non moins stratégique, dans le but évident de laisser au lièvre le champ libre vers le fossé de droite. Et, cruel concours de circonstance, au moment où notre capucin allait retrouver l'abri de la tranchée de laquelle il était imprudemment sorti, un puissant et non moins judicieux coup de frein provoqua un piqué brutal de la berline sacerdotale à la légendaire suspension et l'extrémité du pare-choc le tua net sur le bord de la chaussée. Marche arrière et constat du décès de cette noble bête. Le premier réflexe de notre homme d'église fut déjà de presser d'une main experte la vessie du rongeur aux grandes oreilles. Puis, par un enchaînement naturel du geste, le cadavre chaud se vit propulsé dans la malle arrière du véhicule : Dieu n'avait point donné la vie à de telles créatures pour les voir pourrir sur un accotement, assaillies par les mouches, non cela il ne le permettrait pas !


                Ainsi la 2CV reprit-elle sa route vers son but initial. Le Très-Haut était-il si distrait ce soir là, qu’il avait placé deux gendarmes de la subdivision motorisée de Charolles juste au carrefour où s'amorçait la route qui conduisait au presbytère ? Un bras autoritaire prolongé par une torche électrique intima au conducteur l'ordre de s'arrêter, de descendre et de bien vouloir ouvrir son coffre. Évidemment le lièvre gisait là, même pas caché par une couverture. Comment expliquer aux deux pandores sa présence en ces lieux prohibés au gibier illégalement occis ? Mentir, jamais, le Père D... était un berger du Seigneur. Tant pis, la pénitence était d'avance acceptée, la vérité s'imposait. Cependant, dans un dernier sursaut de lucidité, le bon Père remarqua qu'aucun des deux chevaliers de l'Ordre Public n'avait encore songé à lui demander ses papiers. De plus, il était en civil, ce qui ne se faisait guère encore... et comme le veston gris qui portait l'insigne de sa charge était soigneusement plié sur le siège arrière... Et la question redoutée tomba de la bouche du plus âgé, sèche, soupçonneuse, gendarmesque : "Et... qu'aviez vous l'intention d'en faire de ce lièvre ?". Le brave curé ne se laissa pas démonter, il connaissait la loi en la matière ; la vérité, il fallait dire la vérité, ainsi il serait en règle avec Dieu, sa conscience, ses paroissiens et la maréchaussée :

- "Eh bien, comme il n'est pas encore très tard et que je n'en suis pas loin, je m'en vais en faire don, ce pas au curé D..., je ne doute pas que sa brave gouvernante saura le lui accommoder de la façon la plus fine, je suis sûr qu'il ne doit pas en avoir tous les jours sur sa table !...".

Et la 2CV redémarra vers le chemin de la cure, militairement saluée par la gendarmerie attendrie d'une aussi délicate attention.


Jean-Paul DEVILLARD
 

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